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Kaveh Bakhtiari, réalisateur de “L'Escale” : “Il a fallu s'adapter au ...


Ils sont neuf à s'entasser dans la pénombre d'un entresol, dans la banlieue d'Athènes. Après avoir risqué leur peau pour arriver jusque-là clandestinement, ils se sont retrouvés indéfiniment en transit. Dans ce purgatoire où ils semblent condamnés à ressasser jusqu'à la folie leur obsession commune : gagner l'Europe du Nord.


Pendant un an, Kaveh Bakhtiari a filmé ces immigrés clandestins. Iranien comme la majorité d'entre eux, le cinéaste installé en Suisse depuis ses 9 ans en tire un documentaire d'une force exceptionnelle, qu'il nous raconte ici en six chapitres.


Depuis le tournage du film, en 2010, la situation des immigrés en Grèce s'est encore dégradée. Les ravages de la crise, et la montée en puissance des xénophobes de l'Aube dorée, font de leur passage un véritable enfer...


La pension d'Amir, un refuge clandestin

' En 2010, je suis invité dans un festival de courts métrages en Grèce. On me propose de venir présenter l'un de mes films : La Valise, une fiction. Au même moment, j'apprends que mon cousin croupit depuis quatre mois dans une prison d'Athènes. Après avoir réussi à gagner la Turquie, puis l'île de Samos, il s'était fait arrêter par les douaniers grecs. Le contraste entre sa situation et la mienne est insoutenable. Nous sommes tous deux Iraniens, tous deux exilés, mais je suis libre, j'ai des papiers, lui est traqué et démuni.


Je me rends sur place pour l'aider. Je découvre l'ancienne buanderie où il s'est installé. Je rencontre ses compagnons clandestins. Très vite, je m'installe avec eux. Il est impensable que j'aille vivre à l'hôtel pour venir chaque jour filmer ce dont j'ai besoin. Je veux faire un vrai film de cinéma, sans voyeurisme ni sensationnalisme, et pour cela, j'ai besoin qu'il m'admette parmi eux. Dans la pension, les repères se diluent, la folie guette. On ressent quelque chose proche de l'ivresse des profondeurs. On a l'impression de se noyer. '


Passer pour un touriste

' Je découvre une situation que je ne soupçonne même pas. Mon parcours à moi, c'est l'arrivée en Suisse à 9 ans, puis l'intégration. Le leur, c'est l'exil, les dangers de mort, le risque d'être arrêté, expulsé.



Pour rendre compte de leur monde parallèle, réalité souterraine dans laquelle ils sont contraints de (sur)vivre, le documentaire me semble être le genre idoine. A condition de trouver sa place dans le groupe. J'ai autant de questions à leur poser que de réponses à leur donner. Symboliquement, je représente leur vie rêvée : un Iranien intégré en Europe. J'en sais encore peu sur ce qu'ils traversent, mais beaucoup sur ce qui les attend. Un échange est possible.


J'ai acheté une petite caméra de touriste pour ne pas me faire remarquer. Les clandestins de la pension se disent : ' Ce type a autant de chance de réussir à faire un film sur nous que nous de passer cette frontière'. Par bienveillance à mon égard, ils jouent le jeu. Et finissent par ne plus s'adresser à la caméra quand ils me parlent. '


Un documentaire conçu comme une fiction

' C'est un film très écrit. Le réel ne suffit pas. Tous les matins, je m'isole une heure et j'écris sur ce que je veux dans mon film, ce que je viens de rater et ce qui me semble nécessaire à la compréhension de l'histoire... Ça, c'est l'équation de base de tous les cinéastes. Mais dans mon cas, la difficulté consiste à s'adapter en permanence au quotidien accidenté des clandestins : une arrestation, un départ avorté, un passeur qui change d'avis, etc.


Je m'impose des contraintes qui me semblent faire écho à leur privation de liberté. Ils luttent contre des frontières, je pose la mienne : les murs de la pension. J'ai décidé que je n'en sortirais qu'avec eux, en cas de réelle nécessité. C'est tellement dangereux que les migrants sont obligés d'y réfléchir à deux fois avant de passer la porte. '


Filmer vs agir ?

' Serge Daney a dit : ' Filmer c'est souvent être dans la non-assistance à personnes en danger'. Sur un tel tournage, filmer et agir peuvent vite devenir incompatibles. C'était ma plus grosse crainte : finir le film en sachant que je n'aurais pas fait tout ce qui était en mon pouvoir pour aider les pensionnaires du refuge. Par miracle, ça ne s'est pas passé comme ça. Je suis resté plus d'un an dans cet appartement. Dans le film, je porte ma casquette de cinéaste, qui ne représente que 5% de ce que j'ai vécu là-bas. Hors champ, il y a tout le reste : mon statut de citoyen muni de papiers, et de ce fait, susceptible d'aider ceux qui n'en n'ont pas.


Parfois, deux semaines étaient nécessaires pour sortir l'un de mes compagnons de prison. J'en fais très peu état dans le film. Je fais une seule fois allusion à cette nécessité d'agir : quelqu'un vient d'être arrêté, on me sollicite, je mets la main devant ma caméra et je cesse de filmer. Dans ces moments-là, le film n'existe plus. Seul compte l'urgence de sauver des gens en détresse.


J'ai risqué ma peau plusieurs fois - notamment lors d'une rencontre nocturne avec des passeurs qui n'ont pas apprécié la présence de la caméra - et ça m'a rapproché des clandestins. J'ai pensé à mes proches, je voulais qu'ils puissent retrouver mon corps pour faire leur deuil. Pire que l'idée de mourir est celle de mourir sans laisser de traces. C'est exactement ce que ressentent chaque jour les migrants. Fusionner avec des personnes en danger, voilà comment je résumerais le tournage de L'Escale. '


En attendant Godot

' Pendant les dix premières années de ma vie, j'ai baigné dans la culture perse. Quand on me racontait des histoires, c'était en farsi. J'ai décidé de faire du cinéma devant Le Goût de la cerise. J'ai d'ailleurs eu l'occasion de rencontrer Kiarostami, venu faire une master class dans mon école de cinéma en Suisse. Deux semaines à ses côtés m'en ont plus appris que des années de formation. Comment trouver un style ? Comment trouver la bonne position face à ce que tu filmes ? Je suis ravi que mon premier long métrage soit dans cette langue.


Dans cette pension, j'ai beaucoup pensé à des récits de survie : je voyais mes camarades comme les rescapés d'un crash d'avion en plein désert ou comme des naufragés sur une île déserte. Mon premier réflexe face à des personnages qui m'intéressent est de les extraire de leur décor pour les transposer dans un autre. Ça m'aide. Dans cette pension où l'attente était insuportable, la référence qui me venait le plus souvent à l'esprit c'est En attendant Godot. '


Le risque d'un happy end

' Statistiquement, une part importante des clandestins que j'ai filmés arrivent à quitter la Grèce. Cela peut hélas donner au public l'impression que la majeure partie du temps, les migrants s'en sortent. Ce n'est pas le cas. J'ai visité d'autres pensions dont les habitants ont ensuite été tués en essayant de partir. Sur vingt personnes, il arrive qu'aucune ne réussisse à partir. Certaines deviennent folles.


C'est vrai que le cas de la pension de mon cousin est unique. Tant mieux : le cinéma est là aussi pour consoler. L'humour des personnages apporte aussi un espoir, et donne au film sa dimension lumineuse. J'aimerais que la prochaine fois que l'un des spectateurs de L'Escale croise un immigré clandestin, il se souvienne d'en avoir connus. D'avoir partagé leur quotidien, le temps d'un film. '


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