Le Monde | * Mis à jour le | Par Jean-François Rauger

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Lire l'article sur la bande dessinée Le Transperceneige, par Frédéric Potet
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Ce qui risquait d' être une lourde et plate métaphore politique est devenu une œuvre cinématographique à la fois divertissante, spectaculaire et foncièrement abstraite, effeuillant différents niveaux de sensation et de réflexion pour parvenir à la nudité de l'idée elle-même.
Un prologue situe le contexte dévasté du récit. La terre est entrée dans une période de glaciation, provoquant la fin de la civilisation. Pour survivre, ce qui reste de l'humanité est monté dans un train gigantesque qui roule sans s' arrêter, tournant autour du globe en effectuant un circuit qui devient une échelle de temps.
L'espèce humaine, désormais réduite aux passagers du train, y est impitoyablement divisée en classes. Il y a ceux qui s'entassent dans les wagons de queue, les pauvres condamnés à survivre en ingurgitant une nourriture douteuse que leur apportent quelques miliciens ; et il y a ceux qui vivent à l'avant, dans un monde dont on devine qu'il est aux antipodes de la misère vécue par le lumpenprolétariat des dernières voitures.

Régulièrement, des gardes armés, menés par une femme épouvantable et grotesque, caricature d'institutrice anglaise décavée (Tilda Swinton), emmènent des enfants séparés de force de leurs parents, pour les conduire vers une mystérieuse destination, en tête du train, au service d'un dessein inconnu. Mené par un homme déterminé (Chris Evans), sous les consignes d'un vieillard (John Hurt), et avec l' aide de l'ancien responsable déchu du service de sécurité (Song Kang-ho) et de sa fille médium, un groupe de révoltés part à l'assaut de la locomotive. Ponctuée d'affrontements brutaux et de découvertes insensées, cette odyssée va faire basculer le récit dans quelque chose qui n'était pas forcément anticipé.
S'il fallait démontrer que ce que l'on a appelé la ' politique des auteurs ' peut encore avoir une pertinence, il faudrait passer en revue la filmographie de Bong Joon-ho pour constater qu'une apparente et indiscutable diversité de genres peut cacher la fidélité à une obsession tenace. Car Snowpiercer, le Transperceneige rejoint brillamment ce qui faisait le prix de films comme The Host (2006) ou Mother, cette capacité à traverser divers niveaux de lecture (et c'est le principe, la structure même du film) pour atteindre une vérité dont on ne percevait que des manifestations allégoriques ou cryptées. L'univers social –- une impitoyable société de classes -– a priori figuré (trop visiblement) par le dispositif mis en place, devient un univers mental. Si la révélation finale, l'inversion de certaines certitudes comblent l'amateur de récits d'aventures insolites et mouvementées, nourris de notations humoristiques grotesques et de violence (la Bong Joon-ho's touch), elle survient avec la prise de conscience que l'allégorie première et immédiate n'est pas forcément la seule possible.

Le train, dispositif initiateur du récit et théâtre des événements, devient, en soi, un personnage effrayant, celui d'une mère accouchant d'enfants qu'elle dévore ensuite. C'est la bestiole géante de The Host ou la Mère Courage de Mother qui se réincarnent en une machine tout autant mécanique qu'organique. Et c'est là que la métaphore sociale prend une dimension singulière et unique. La société y est perçue subjectivement comme un cruel surmoi maternel déterminant le sort des individus. On passe du macrocosme (la civilisation) au microcosme (le train) comme on passe d'un collectif social à la psyché. Quelle mégaproduction hollywoodienne pourrait rivaliser avec cette alliance d'intelligence et d'exultation angoissée ?
L'AVIS DES CRITIQUES DU 'MONDE' LA BANDE-ANNONCE Film américano-franco-coréen de Bong Joon-ho avec Chris Evans, Tilda Swinton, Song Kang-ho (2 h 05).
Sur le Web : www.wildside.fr/cinema/snowpiercer-1902.html et snowpiercer2013.interest.me